Aller au contenu principal
|

Pourquoi nous avons besoin de Tasso

Entretien avec Leonardo García-Alarcón, directeur musical d'Amour à mort

Comment est née l’idée d’Amour à mort, qui rassemble autour de La Gerusalemme liberata de Tasso des pièces souvent méconnues du répertoire baroque ?

Leonardo García-Alarcón : Je souhaitais retravailler avec Jean-Yves Ruf après les expériences fortes que nous avions eues sur Elena de Cavalli en 2013 à Aix-en‑Provence et sur La Finta Pazza de Sacrati en 2019 à Dijon : deux spectacles qui m’ont marqué autant que mon ensemble. Pendant le Covid, je lui ai proposé de travailler autour du Décaméron de Boccaccio, dans lequel il s’est plongé tout en me demandant d’autres pistes. Je lui ai parlé de d’Ariosto, de Don Quichotte et de Tasso qui a retenu son attention. Torquato Tasso est non seulement une figure de l’Italie de la fin du XVIe siècle, mais il a aussi exercé une influence considérable sur toute la culture européenne - et ce pendant des siècles : ses poèmes ont inspiré Monteverdi, Lully, Gluck et Rossini… À vrai dire, je ne vois pas d’autre auteur qui aurait connu une telle fortune dans le domaine musical. J’en veux pour preuve que je viens d’enregistrer une pièce intitulée La Jérusalem délivrée, écrite par le Régent Philippe d’Orléans au début du XVIIIe siècle : une sorte de suite qu’il a imaginée pour Armide qui prouve qu’à cette époque, la France conservait encore un lien fort avec cet auteur et à son œuvre. Je voulais comprendre pourquoi et j’ai donc demandé à Jean-Yves d’imaginer ce spectacle qui permettrait d’explorer l’œuvre de Tasso, de nous en présenter les personnages importants et de comprendre pourquoi elle a généré autant de livrets et d’adaptations.

En travaillant sur ce spectacle, avez‑vous des éléments de réponse pour expliquer cette place capitale qu’occupe Tasso dans la culture européenne ?

L.G.-A. : Si je voulais résumer les choses de manière simple, je dirais qu’il a touché un point très profond dans l’histoire des croisades qui ont fait tant de morts au cours des siècles : il parvient à canaliser la colère qui résulte de ces massacres de masse pour l’exorciser. Il réussit à nous faire sortir de nous-même, à déplacer notre point de vue, à se mettre à la place de l’autre, d’autres cultures - quand bien même il s’agit de cultures qui lui demeurent extérieures. Il nous montre comment les grandes émotions - et notamment l’amour - peuvent outrepasser les conflits religieux ou nationalistes qui sont relégués au statut d’anecdotes. Son œuvre réunit des mondes que l’on croyait impossibles à réunir. De nombreux auteurs lui ont rendu hommage à travers les siècles, notamment Goethe qui lui dédie une pièce en cinq actes : je pense qu’ils voulaient le comprendre, comprendre comment il était parvenu à créer des métaphores sur les grands drames de l’humanité. Je ressens la même fascination pour des figures telles que Jorge Luis Borges : j’aurais rêvé d’entrer dans sa tête pour comprendre comment il élaborait ses systèmes…

En élargissant la focale, Amour à mort s’intéresse à l’histoire des personnages que nous ne connaissons que partiellement à travers la pièce de Monteverdi - Il combattimento di Tancredi e Clorinda

L.G.-A. : Nous avons tous été émus dès que nous avons commencé à travailler la lecture des différents personnages. Tancrède et Clorinde étaient finalement pour moi des personnages abstraits que je connaissais surtout à travers leur combat, tout en ignorant ce qui le précédait. Quand se sont-ils rencontrés ? Comment sont-ils tombés amoureux ? Comment un guerrier parti pour faire une croisade peut-il tomber amoureux d’une guerrière maure jusqu’à oublier qui est le Christ - sa raison d’être ? Quel rôle joue Herminie dans cette histoire ? Et surtout, quelle musique a été écrite autour de Tasso ?

Parlons musique : comment se sont organisées les recherches musicales qui vous ont conduit à tisser des liens - autour de La Gerusalemme liberata, entre diverses pièces écrites au fil du temps, qui ont en commun de graviter autour de l’œuvre de Tasso ?

L.G.-A. : Nous avons pu nous appuyer - comme souvent - sur le travail incroyable mené par des universités américaines, sur quelques 500 madrigaux écrits autour de Tasso : non seulement sur La Gerusalemme liberata mais aussi quantité de poèmes que des compositeurs des XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles ont mis en musique. Cette recherche s’est révélée extrêmement riche et fructueuse puisqu’elle nous a permis de découvrir des madrigaux et autres musiques de Naples, Turin, Bologne… dont nous ignorions l’existence. Je songe à des pièces de Francesco Neri, Antonio il Verso, Luca Marenzio…

Comment ces œuvres se sont‑elles fondues dans une dramaturgie commune ?

L.G.-A. : Les liens -tant thématiques que musicaux - étaient assez évidents. Musicalement, il y a une forte relation entre les contrepoints de Monteverdi et ceux de ses contemporains dans d’autres villes…

Je voudrais revenir sur une expression que vous avez employée à propos des croisades et des massacres de masse : canaliser la colère pour l’exorciser. Est‑ce aussi le rôle de la musique ?

L.G.-A. : C’est ce que pensait Monteverdi et c’est ce qui fait son originalité : il dit - avec Il combattimento - avoir donné une forme à la colère en musique. En l’occurrence, il fait référence au violon, qu’il considère être le seul instrument moderne capable d’exprimer la colère. Nous sommes en 1626 et il reviendra dans la préface du huitième livre des madrigaux - édité en 1638 - sur Il combattimento

Amour à mort est présenté comme relevant du théâtre musical. Comment le spectacle articule-t-il théâtre et musique ?

L.G.-A. : Il y a une évidence à travailler avec Jean-Yves qui est également claveciniste. Il possède une grande culture de la musique ancienne. En tant que metteur en scène, il travaille toujours à partir du rythme et du silence avec les acteurs. La musique ne lui fait pas peur : elle n’est jamais extérieure, elle est une part intégrante de son théâtre. Qu’un acteur dise un texte ou le chante, le théâtre continue. Il nourrit le spectacle de la force du texte mais aussi d’un travail sur la déclamation ancienne, qui lui permet de faire chanter le français, à exacerber son rythme et sa musicalité. C’était une évidence que les musiciens devaient être sur scène et en costumes. Je dois dire que l’émotion que nous avons éprouvée en nous plongeant dans l’univers littéraire de Tasso a été à bien des égards fondatrice : nous nous sommes rassemblés autour de cette œuvre, nous avons ri et pleuré jusqu’à oublier d’où nous venions, jusqu’à former - tous ensemble - une troupe.

Propos recueillis par Simon Hatab

Et aussi

Cookies

En continuant à naviguer sur ce site, vous acceptez l’utilisation de cookies. En savoir plus