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Transgresser les règles

L'édito de Matthieu Dussouillez

Dans son essai Une Histoire du vertige, l’écrivain Camille de Toledo rappelle que les êtres humains ont, de tout temps, cherché à comprendre le monde en inventant des récits. Mais au fil des siècles, certains de ces récits sont devenus des bulles qui nous ont emprisonnés dans des mythes : le mythe de la croissance illimitée ou le mythe du progrès technique et technologique qui devait nous apporter le bonheur, ne sont que quelques exemples de ces fictions trompeuses que le temps a fini par démentir. Nous prenons aujourd’hui conscience de leur toxicité : elles ont légitimé la prédation de l’humain et la destruction de pans entiers du vivant. Nous assistons aujourd’hui à l’explosion de ces bulles, dont la déflagration emporte avec elle le monde que nous avions rêvé pour les générations futures.

L’art n’a sans doute pas le pouvoir de stopper les guerres, pas plus qu’il n’est la lance qui permettra d’éteindre les incendies ravageant les forêts. Sa fonction est tout autre : il nous autorise à inventer d’autres imaginaires, à créer des récits réparateurs qui restaurent symboliquement notre lien au monde sensible. Cette réparation commence par une rupture : elle implique d’abord de dire non, de refuser le monde comme il va, de sortir des cadres de pensée qui se sont imposés à nous. C’est pourquoi nous avons souhaité dédier cette saison à la transgression : transgression positive, créatrice, qui entend rompre avec les interdits du vieux monde pour embrasser ce que Camille de Toledo appelle le « monde nu », dont nous avons été séparés par nos fictions destructrices.

Notre saison s’ouvre par un triptyque qui prend des allures de manifeste. Sancta Susanna de Paul Hindemith, Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, La Danse des morts d’Arthur Honegger sur un livret de Paul Claudel : trois pièces rares – sinon inconnues – rassemblées en un même geste artistique. Dans la vision puissante du metteur en scène Anthony Almeida, le fil conducteur de ce triptyque est une héroïne des temps modernes qui, des secrets du château de Barbe-Bleue aux mystères de l’au-delà, est poussée par une inextinguible soif de savoir.

À la transgression de la mort orchestrée par Honegger répond la transgression de l’amour dans L’Élixir d’amour, ou comment le timide Nemorino parvient à triompher de tous les obstacles pour séduire la belle Adina. Après Don Pasquale vu la saison précédente, nous continuons notre exploration des perles du bel canto avec ce nouvel opéra de Donizetti.

Dans le domaine artistique, transgresser, c’est aussi surprendre le public. L’art a toujours eu cette propension à déjouer les attentes pour le meilleur : c’est l’un de ses principaux moteurs. Nancy – qui a autrefois accueilli le Festival mondial du théâtre – porte la création contemporaine dans son ADN. Vous savez que cette création nous est chère et nous refusons l’idée qu’elle devrait être synonyme d’austérité, réservée à un petit nombre d’initiés. Après Julie de Philippe Boesmans, après Like Flesh de Sivan Eldar, nous espérons vous le prouver encore, en invitant l’une des compositrices les plus intéressantes et prolifiques de notre temps : Diana Soh. Elle représente une nouvelle génération d’artistes qui voit dans l’opéra un art à même de s’emparer à bras-le-corps des questions actuelles. Elle collabore pour l’occasion avec une metteuse en scène passionnante – Alice Laloy – qui conçoit des spectacles empruntant au théâtre d’objets et de marionnettes. Ensemble, elles ont imaginé L’Avenir nous le dira – création porteuse de nombreuses promesses –, qui met en scène un groupe d’enfants devant lutter contre vents et marées pour survivre dans un monde hostile : un spectacle pour lequel elles investiront notre cage de scène avec d’impressionnantes machines, qui reproduisent la pluie et la tempête…
L’opéra doit s’inspirer aujourd’hui des écritures de plateau qui ont bouleversé le paysage théâtral depuis quelques décennies : le troisième volet du Nancy Opera Xperience nous donne l’occasion d’inviter Samuel Achache et ses complices Florent Hubert, Antonin-Tri Hoang et Sarah Le Picard, apportant avec eux leur méthode de création originale qui a déjà fait ses preuves dans le domaine du théâtre musical. Seconde création présentée cette saison, Les Incrédules aborde la transgression du réel avec un spectacle qui flirte avec le surnaturel et vous réserve quelques surprises. Loin des clichés, ces deux créations – chacune dans un registre bien différent – vont nous faire changer de regard sur la musique contemporaine. Tel est aussi le but du temps fort autour de la création Le printemps de la création, organisé avec de multiples partenaires musicaux de la Métropole du Grand Nancy au printemps prochain.

Nous vivons au-dessus
du monde, dans des bulles d’histoires…
Camille de Toledo

La transgression est aussi sociale et – bien avant de se poser la question des droits culturels – ce que nous appelons aujourd’hui le transfuge de classe a souvent été un sujet prisé par les compositeurs d’opéras et leurs librettistes. Deux ouvrages à l’affiche mettent en abyme cette transgression : dans une tonalité légère, La Cenerentola peint l’ascension sociale d’une modeste jeune fille réduite en esclavage et assignée aux tâches ménagères, qui rêve d’aller au bal. Vous aurez bien sûr reconnu Cendrillon, dans la version italienne de Rossini, que nous donnerons au moment des fêtes de fin d’année.

Dans un versant plus sombre et mélancolique, Eugène Onéguine raconte l’histoire de Tatiana qui rêve d’échapper à la vie monotone du domaine familial et voit dans sa rencontre avec un flamboyant dandy le plus sûr moyen d’y parvenir. Sublime opéra de l’échec, le chef-d’œuvre de Tchaïkovski a été de tout temps le cri de ralliement de la jeunesse désabusée qui se réfugie dans ses rêves face à une réalité décevante.

Loin de nous décourager, les temps que nous vivons nous incitent à aller plus loin dans la forme et nos actions en faveur des publics, à oser prendre des risques plutôt que de suivre une pente naturelle qui nous inciterait à nous reposer sur quelques titres à succès. Ils nous incitent aussi à nous rassembler pour créer des spectacles qui tournent davantage, à développer des partenariats fidèles ou inédits, nationaux – avec le Ballet de Lorraine, la Philharmonie de Paris, les Opéras de Lyon, Rennes, Reims, le Théâtre de Caen – ou internationaux – avec le Theater Magdeburg, La Cité bleue à Genève, le Grand Théâtre de Luxembourg.

Cette saison ne serait rien sans notre projet Opéra citoyen 2025 et les nombreuses actions d’éducation artistique et culturelle que nous continuerons à mettre en œuvre. Il ne s’agit pas seulement d’ouvrir l’opéra à de nouveaux publics, à celles et ceux qui n’y avaient pas accès jusqu’alors. Il s’agit de mettre ces publics en position de création, à les placer au cœur de projets artistiques qui partent d’eux et se construisent autour d’eux, afin d’imaginer ensemble les formes inédites qui feront l’opéra de demain. Franchir la frontière qui sépare le public de la scène, inciter des citoyennes et des citoyens à devenir actrices et auteurs de leurs propres récits, n’est-ce pas la plus belle des transgressions ?

Matthieu Dussouillez
Directeur général

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