Vous avez élaboré votre vision d’Idoménée en dépassant le livret écrit par Varesco, vous appuyant sur de multiples versions du mythe du roi de Crète. Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre démarche ?
Lorenzo Ponte : Il me semble que la clef de ma démarche est le mot archéologie. L’opéra de Mozart nous précède de plusieurs siècles, de la même façon que le mythe d’Idoménée précède le compositeur et son librettiste Varesco. En remontant dans le temps, notre but est de parvenir à éclairer notre époque contemporaine, de la même façon que l’Histoire ancienne - l’archéologie - permet d’expliquer notre Histoire récente. Il existe différentes versions d’un même mythe. Après la Seconde Guerre mondiale, l’écrivaine allemande Christa Wolf a commencé à réécrire les mythes dans une perspective qui interrogeait l'hégémonie des pères. En 2023, nous croyons connaître l’histoire d’Idoménée mais elle continue de poser de nombreuses questions : hommes et femmes sont entre les mains des dieux, les choix d'un roi dépendent de l’apparition d’un monstre, le sacrifice humain est acceptable et l'amour est présenté comme un remède à tous les maux. Quant au dénouement, un dieu résout apparemment le conflit et tout le monde est heureux à l’exception d’un personnage - Électre - qui crie vengeance. Mais quel est ce crime dont elle jure de se venger ? Est-ce réellement son amour déçu pour Idamante ? Je crois qu’il faut chercher quelque chose de plus profond : il y a une violence cachée dans cette famille. Le sacrifice du fils est présenté comme un accident alors qu’il est le fondement même de ce royaume.
Vous faites intervenir dans votre dramaturgie le personnage de Méda - épouse d’Idoménée - absente du livret original. Il est vrai que la légende d’Idoménée est toute entière une tragédie du père et que l’on peut interroger l’absence de la mère…
Lorenzo Ponte : Il n’y a aucune référence dans l’opéra à la reine de Crète, épouse d'Idoménée et mère d’Idamante. Il est même difficile d’en trouver trace dans d'autres sources littéraires. Son nom était Méda et elle a été tuée pour trahison. Quelle a été cette trahison qui lui a non seulement coûté la vie mais l’a aussi conduite à être effacée de l’Histoire ? Méda a été tuée parce qu'elle a vu, parce qu'elle savait sur quel crime le royaume de Crète a été fondé : l'abus perpétuel de l'enfant par le père. Autour d’Idoménée et de sa famille s’est développée une culture qui accepte et célèbre le sacrifice. Notre mise en scène se situe dans les années 1960. Le grand prêtre et le sacrifice qu’il perpétue font partie de la liturgie chrétienne, la religion du père. La religion dissimule la vérité, tenant les hommes et les femmes à distance de l’horreur. L'abus est possible parce que toléré par la communauté.
Électre est assurément l'une des héroïnes mozartiennes les plus intrigantes. Quel rôle lui attribuez-vous dans votre relecture ?
Lorenzo Ponte : Électre est celle qui rouvre la plaie. C'est une femme d’une trentaine d’années qui entreprend un voyage à travers le souvenir et la mémoire pour mettre à jour les responsabilités de chacun. À travers le souvenir de la reine Méda, elle ouvre la possibilité d’un ordre basé non pas sur la violence et le sacrifice, mais sur la protection des plus vulnérables. Notre spectacle raconte ce voyage mémoriel par le biais de la photographie analogique. Ce travail sur la mémoire devient le travail d'élaboration d'une image, partant d’un album de famille dont le visage de la mère a été supprimé. Je dois dire que j’aime beaucoup le personnage d’Électre, à qui Mozart a donné sa musique la plus lumineuse. D’une certaine façon, elle me fait penser au compositeur lui-même : comme elle, il a perdu sa mère deux ans avant Idoménée - comme elle, il a connu une vie amoureuse tourmentée. Dans la famille Weber, nous savons qu’il était amoureux de Josepha - créatrice du rôle de la Reine de la Nuit - mais que celle-ci lui préféra l’acteur Joseph Lange, après quoi Mozart se maria avec sa sœur Constance… Il est possible que Mozart exorcise ses blessures à travers les personnages qu’il met en scène. Et j’aime cette idée que le théâtre doit nous laisser intranquilles, qu’il doit nous confronter à nos propres démons.
Propos recueillis par Simon Hatab
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