Lorsque l’on t’a proposé de participer à cette production d’Iphigénie en Tauride à l’Opéra national de Lorraine, avais-tu déjà eu l’occasion de pratiquer l’opéra de Gluck ?
Alphonse Cemin : Outre les productions d’Orphée et Eurydice et d’Alceste auxquelles j’avais déjà participé, les airs d’Iphigénie et d’Oreste font partie de ceux que je travaille régulièrement avec les chanteurs que je coache. D’autre part, il y a deux ans, j’ai mené sur Iphigénie en Tauride un atelier d’interprétation dramatique et musicale dans le cadre privilégié de l’Abbaye de Royaumont, qui m’a laissé tout le temps de me familiariser avec l'œuvre. J’intervenais alors aux côtés du metteur en scène Benjamin Lazar qui proposait deux manières radicalement différentes mais également passionnantes de monter l'œuvre : l’une plutôt baroque avec des gestes codifiés, l’autre avec des codes plus contemporains et cinématographiques.
Gluck et la réforme qu’il a initiée occupent une place charnière dans l’Histoire du genre opératique. Dans Iphigénie en Tauride, quels mots utiliserais-tu pour qualifier la singularité de son style ?
Alphonse Cemin : En tant que chef de chant, j’ai pu mesurer à maintes reprises ce qui - à mon sens - fait toute la singularité de Gluck au regard - par exemple - du bel canto de Rossini, Donizetti et Bellini. Dans la tradition italienne du début du 19e siècle, pour faire simple, plus l’interprète chante aigu, plus il chante fort : parce que la phrase musicale est plastiquement pensée ainsi, parce que son galbe tend naturellement vers l’aigu. Chez Gluck , des airs comme “Malheureuse Iphigénie…” balaient toute la tessiture de la chanteuse. Elle doit alors donner une impression souveraine de calme sur la tessiture.
Si je le compare à Haendel - autre compositeur qui a mené une carrière internationale - il me semble que ce dernier met en valeur les chanteurs d’une manière plus évidente. Chez Gluck, il faut dominer l’instrument pour pouvoir toucher à l’émotion : l’absence d’ornementation et de virtuosité est constitutive de son style tardif et français. De là, ce paradoxe : interpréter Gluck est exigeant mais l’exigence et la difficulté demeurent invisibles aux yeux de l’auditeur. Ce dépouillement est au service du drame que le compositeur entend laisser s’exprimer seul, à nu, sans artifice. Gluck est à la recherche d’une vérité dans la manière de raconter une histoire en musique. En tant qu’interprètes d’aujourd’hui, nous devons faire de constants aller-retour : d’un côté, restituer précisément le rythme écrit par le compositeur ; de l’autre, rechercher un certain naturalisme dans le jeu et dans l’expression des sentiments. Ce n’est qu’au prix de ce fragile équilibre que nous pourrons donner corps à ces personnages à la fois mythologiques et humains. Notre satisfaction est alors de jouir de la beauté de cette musique sans gras ni boursouflure, réduite à l’os. Si l’interprète parvient à dominer cette écriture, il peut alors mettre toute sa personnalité dans sa manière de porter et d'incarner le texte.
Comment perçois-tu le travail de Gluck sur la langue, qui entend se rapprocher d’une certaine vérité dramatique ?
Alphonse Cemin : Il travaille un certain style censément proche de la langue parlée et c’est une question qui se pose à intervalles réguliers dans l’Histoire de la musique. Je songe aux périodes qui ont voulu revenir au récitatif, que ce soit les 16e-17e siècle de Monteverdi et de Caccini jusqu’au 19e siècle de Debussy avec Pelléas et Mélisande. Il me semble que cette recherche de la langue parlée est davantage un idéal qu’une réalité, dans la mesure où ce parler demeure chanté. Il s’agit d’une convention que le public doit accepter dès les premières minutes du spectacle, d’une stylisation de la parole. Mais c’est précisément cette stylisation qui - à mon sens - nous fait entendre le texte : paradoxalement, le code, l’artifice, la convention nous offrent davantage de proximité avec les mots. Prenons l’air d’Iphigénie, qui vient d’apprendre que son père et sa mère étaient morts tous les deux :
Ô malheureuse Iphigénie,
ta famille est anéantie!
Vous n'avez plus de rois;
je n'ai plus de parents.
Mêlez vos cris plaintifs
à mes gémissements.
La plainte mêle deux niveaux - politique et personnel - à un procédé rhétorique bien connu du 18e siècle qui consiste à se parler à soi-même comme à une autre en usant du pronom tu. Le texte est très factuel. Les mots sont très simples : Vous n'avez plus de rois / je n'ai plus de parents. Et pourtant, ces paroles d’Iphigénie nous saisissent, elles nous vont droit au cœur. Ici, il n’est pas question de français du 18e siècle ni même de poésie. Il s’agit de musique et de chant : le livret de Gluck est écrit pour être chanté, mis en musique et le choix du moindre de ses mots dépend d’une prosodie qui répond à cette finalité.
Les préoccupations de Gluck ne touchaient pas seulement à la musique mais aussi au texte. Quelles étaient ses relations avec Nicolas-François Guillard, l’auteur du livret ?
Alphonse Cemin : Guillard était un jeune écrivain de 27 ans et je pense que l’on peut dire qu’il a été véritablement torturé par Gluck qui avait beaucoup plus d’expérience dans le domaine lyrique et ne savait que trop l’importance d’avoir un bon livret pour faire un bon opéra. Les écrits du dramaturge et du compositeur révèlent que ce dernier s’est montré particulièrement intrusif dans l’écriture du livret. C’est toujours le cas pour tous les grands couples de l’Histoire de l’opéra, qu’il s’agisse de Mozart et Da Ponte ou de Verdi et Boito… Iphigénie en Tauride est l’adaptation d’une tragédie de Guimond de La Touche et Guillard l’a retravaillé pour les besoins de l’opéra.
En quoi ce travail d’adaptation a-t-il consisté ?
Alphonse Cemin : La pièce de Guimond de La Touche rencontrait à l’époque un grand succès. C’était une tragédie toute en alexandrins, sans passion amoureuse, qui mettait en jeu des thèmes tels que l’exil ou la peur de l’étranger. Le sujet plaisait beaucoup plu à Gluck qui a compris que sa musique pouvait donner chair et sang à ces personnages. Je pense notamment aux rôles de Pylade et de Thoas qui ont parfois sur le papier un côté caricatural. En une tournure mélodique, Gluck parvient à leur donner beaucoup de profondeur psychologique et de vérité. Le compositeur a également condensé deux actes de la tragédie. Habituellement, une tragédie française est en cinq actes. Mais en travaillant, Gluck a jugé qu’il y avait un acte de trop et a fondu les actes 4 et 5 : après l’acte 3 - l’acte de l’amitié d’Oreste et de Pylade - plus psychologique que narratif, le rythme du dernier acte s’accélère, créant un contraste dramaturgique saisissant qui est encore une fois la marque d’un compositeur d’expérience.
Qu’en est-il de l’orchestre et des chœurs ?
Alphonse Cemin : Comme pour l’écriture vocale, l’écriture orchestrale de Gluck se caractérise par une économie de moyens. Il use des effets avec parcimonie. Il y a les trombones, les percussions qu’il ajoute aux cymbales dans les moments dramatiques comme la danse des Scythes : ces divinités vengeresses décrites comme des êtres assoiffés de sang ont droit à une batterie de percussions. Même si une grande attention est portée aux flûtes, hautbois, clarinettes et bassons qui sont souvent des soli magnifiques, le cœur de l’orchestre demeure les cordes qui sont omniprésentes et remplacent le continuo. On a ainsi une continuité entre les récitatifs et les airs. On ne se rend souvent pas compte du passage de l’un à l’autre. Notre travail, avec un orchestre moderne, est d’exploiter toutes les possibilités qu’offrent des instruments d’aujourd’hui. Un instrument à cordes moderne a le luxe d’aller chercher des sons qui peuvent imiter le boyau et les archets baroques.À une époque où le piano forte n’en était qu’à ses balbutiements, Gluck détestait le clavecin. Pour cette production, j’ai décidé d'adjoindre un clavier à l’orchestre, ce qui nous écarte de la lettre historique. Je voulais ajouter une couleur de plus à ces récitatifs. Le clavier nous offre à la fois de l’attaque et de longs accords tenus qui nous permettent d’arpéger, d'égrener les notes une à une pour faire vivre les changements de caractère.
Les chœurs sont également très importants pour Gluck : très simples en apparence mais héritant de plusieurs siècles de polyphonie européenne, ici encore réduite à l’os. Ces choeurs offrent une grande variété : chœurs de caractère pour les Scythes barbares et sanguinaires, sensualité et affliction des chœurs de prêtresses, chœurs des euménides davantage contrapuntiques, choeur final apollinien, exprimant la victoire du bien et de la modération.
Propos recueillis par Simon Hatab
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