La Flûte enchantée est l’opéra auquel j’ai assisté le plus grand nombre de fois. Comme je tiens précisément mes comptes, je puis affirmer que j’en ai vu à ce jour 31 représentations. Il n’y a pas forcément un lien entre ma fréquentation d’un opéra et la place qu’il occupe dans mon cœur : en tant que critique, je vais où me portent les exigences de mon métier. Mais il se trouve que La Flûte enchantée est l’une de mes œuvres préférées. Pourquoi ? Sans doute pour sa grande humanité.
Dans La Flûte enchantée, le chœur chante :
Quand la justice et le bien
inondent notre chemin,
la Terre devient pareille au Ciel
et les humains, égaux des dieux.
Et il est vrai que c’est une œuvre qui place l’humain au-dessus de tout. Mozart et son librettiste Schikaneder excellent dans l’art de caractériser les personnages. Ils restituent leur humanité avec beaucoup de tendresse.
Mais il est une autre raison pour laquelle j’aime cet opéra : parce que Mozart y réalise l’alliance idéale du savant et du populaire. Le populaire tient pour beaucoup au personnage de Papageno. Comme Les Noces de Figaro, La Flûte enchantée met en scène deux couples, maîtres et valets, l’un noble – formé de Tamino et de Pamina – l’autre populaire – formé de Papageno et de Papagena. Si l’oiseleur Papageno ne peut prétendre au titre de héros de la quête, j’ai la conviction que c’est à lui que va la sympathie de Mozart. Il y a des détails qui ne trompent pas : il interprète avec Pamina l’unique duo d’amour de l’œuvre – duo lors duquel Mozart joue d’ailleurs à réduire par la musique la distance sociale qui sépare les deux personnages, comme il l’avait déjà fait entre Don Giovanni et la paysanne Zerlina : une autre manière de rapprocher la noblesse et le peuple. Et c’est encore Papageno qui a le plus grand nombre de solos, quand bien même il s’agit moins d’airs que de chansons.
Ainsi le personnage de Papageno maintient-il – au cœur de l’ouvrage – un lien profond entre l’opéra et la culture populaire. La Flûte enchantée est un Singspiel. Dans ce mot, il faut comprendre davantage une pièce de théâtre avec des parties chantées qu’un opéra avec des dialogues parlés. Emanuel Schikaneder, qui en a signé le livret, était un homme de théâtre remarquable : acteur connu pour être l’un des plus grands Hamlet de son temps, metteur en scène, directeur du Theater auf der Wieden où fut créé La Flûte enchantée. Ajoutons que, lors de la création, il jouait lui-même le rôle de Papageno : il avait donc tout intérêt à se servir généreusement en texte.
Papageno est ce qu’on appelait dans le théâtre populaire allemand une figure de Hans Wurst, développée dès le 17e siècle par l’acteur autrichien Josef Anton Stranitzky : une sorte de Polichinelle à la sauce germainque, un acteur comique qui dont la fonction était d’interrompre le spectacle pour faire son numéro. Son texte était en grande partie improvisé : les documents d’époque attestent que seule la première réplique était écrite, permettant à l’acteur de broder la suite de sa tirade qui faisait souvent la part belle au bas comique et au scatologique. D’ailleurs, la figure du Hans Wurst sera rapidement éliminée par Goethe et Schiller qui viseront un théâtre plus moral et moins improvisé.
L’entrée en scène de Papageno au premier acte est tout à fait dans cet esprit d’improvisation : alors que, quelques minutes plus tôt, Tamino était aux prises avec un serpent géant, il fait irruption pour vendre – au public ? – ses services d’oiseleur. Le librettiste de La Flûte enchantée s’inscrit assurément dans cette tradition populaire du Hans Wurst, tant dans l’écriture du personnage que dans l’interprétation – vocale, notamment – qu’il dut lui-même en donner à la création : Schikaneder était connu pour être un bon chanteur mais non un chanteur lyrique.
L’opéra de Mozart est, dès l’origine, une œuvre hors-cadre. Il est créé au Theater auf der Wieden de Schikaneder, dans les faubourgs de Vienne : le simple fait que le compositeur ait opté pour l’allemand – la langue vulgaire – et non pour l’italien lui interdisait d’être représenté à la cour. Le choix de cette langue était essentiel pour le compositeur : sa correspondance avec son père atteste du désir profond de composer pour la langue allemande, qu’il revendiquait aussi musicale que l’italien. Neuf ans plus tôt, c’était d’ailleurs sur un livret de langue allemande qu’il avait composé L’Enlèvement au sérail.
Mozart était également conscient que l’allemand lui permettrait de toucher plus directement son public. Et l’on sait – toujours par sa correspondance – qu’il était guidé par une utopie : composer une musique qui serait appréciée aussi bien des savants que des voituriers. Bien sûr, il est inutile de se bercer d’illusions : en 1791, ce n’est pas le peuple qui se rendait au Theater auf der Wieden pour découvrir La Flûte enchantée. C’était la bonne aristocratie viennoise qui venait en carrosse s’encanailler en banlieue. Mais au moins devait-elle piétiner dans la boue et salir ses bottes pour accéder au théâtre.
En 1978 au Festival de Salzbourg, le metteur en scène Jean-Pierre Ponnelle a joué à fond la carte du populaire en présentant un spectacle très autrichien de près de quatre heures dans lequel étaient rétablie l’intégralité des dialogues parlés. Six ans plus tard, La Flûte enchantée d’Otto Schenk au Wiener Staatsoper revendiquait encore cette tradition, y compris dans le jeu, les costumes et les décors. Mais la version d’Arturo Marelli qui l’a déclassée en 2000 gommait toute référence à l’Autriche, tout comme la version dirigée par Harnoncourt et mise en scène par Martin Kusej à Zurich en 2007, qui penchait plutôt du côté de la science-fiction post-apocalyptique.
Certains ont parfois vu dans ce caractère populaire le risque de la frivolité. Et sans doute faut-il voir comme une réaction à cette frivolité un certain nombre de productions que l’on a vu fleurir et qui arboraient des atours bien plus sombres et sérieux – parfois tragiques. En s’appuyant sur l’engagement franc-maçon de Mozart, on n’a cessé de creuser l’œuvre pour en analyser les symboles et en révéler la profondeur. Je pense bien sûr à la mise en scène de Robert Wilson en 1991 à l’Opéra Bastille, dont les tempi du chef d’orchestre Armin Jordan s’adaptaient d’ailleurs à la lenteur des gestes. En 1994, Robert Carsen avait présenté au Festival d’Aix-en-Provence une Flûte enchantée d’une grande poésie. Vingt ans plus tard, il l’a refaite à Baden-Baden puis à Bastille dans une version d’une grande noirceur, décelant dans ce conte initiatique la présence obsédante de la mort.
Ce questionnement sur le populaire touche au premier chef les dialogues. Dans une mise en scène créée à la Ruhrtriennale en 2003 et reprise à Bastille en 2005, le collectif catalan La Fura Del Baus est allé jusqu’à remplacer l’intégralité des dialogues parlés par des textes de philosophes contemporains déclamés par les comédiens Dominique Blanc et Pascal Greggory : une idée d’ailleurs abandonnée par le directeur de l’Opéra de Paris Gerard Mortier lors de la reprise en 2008. Cette questions des récitatifs semble avoir également interpellé Roméo Castellucci : en 2018, il a présenté à La Monnaie une adaptation intitulée La Flûte enchantée ou Le Chant de la Mère, expurgée de ses dialogues mais intégrant notamment des témoignages de femmes frappées de cécité et d’hommes gravement brûlés : les épreuves de passages dont il est question dans le livret prenaient ici un tout autre sens, mais il devenait difficile de reconnaître l’opéra de Mozart.
Je n’ai pas l’impression que l’on puisse aujourd’hui distinguer une tendance générale qui ferait pencher La Flûte enchantée du côté de la lumière ou des ténèbres. Il me semble que chaque metteur en scène attire l’œuvre à lui pour y voir un miroir des questions qui traversent notre temps. Ainsi, en 2017, à l’Opéra de Dijon, David Lescot y voyait une fable écologique, tandis qu’en 2012, au Komische Oper Berlin, Barrie Kosky la transformait en un fascinant théâtre d’ombres et de lumières inspiré par le cinéma muet et la lanterne magique. Comme il s’agit assurément de l’un des opéras les plus représentés au monde, il y a un fort désir de renouveau : chaque production entend tirer son épingle du jeu en espérant marquer l’esprit du public.
Je suis pour ma part sensible à ces relectures qui renouvellent constamment notre regard sur Mozart, malgré la tentation de parfois surinterpréter. Je ne suis guère nostalgique de la couleur locale des premières productions autrichiennes. À une exception près : Papageno, toujours. J’avoue avoir un faible pour les Papageno à l’accent autrichien, au côté dialectal. En la matière, même l’accent de Dietrich Fischer Dieskau est un peu trop allemand pour moi. On n’imagine pas Pagnol sans l’accent du midi.
Dans son ouvrage L’Autriche : une nation chimérique ?, le germaniste Gerald Stieg distingue ce qu’il appelle le principe Papageno : l’idée que l’identité autrichienne s’est construite contre la Prusse et sa rigueur. Déjà, en 2012, la merveilleuse production conçue par Barrie Kosky nous rappelait le lien de La Flûte enchantée avec le paradis perdu de l’enfance. En 1975, Ingmar Bergman l’avait bien compris, filmant en ouverture du film qu’il a consacré à l’opéra de Mozart une petite fille assistant à une représentation. C’est par ce chemin lumineux que j’ai envie de rejoindre l’Autriche, et non par le nationalisme toxique dont on observe aujourd’hui les ravages. En tant que germaniste, la philosophie des Lumières a toujours été ma boussole. En ces temps inquiétants, La Flûte enchantée pourrait bien être un contrepoison.
Propos recueillis par Simon Hatab
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