La saison 2021-2022 est placée sous le signe d’une question : - Comment sortir de nos labyrinthes ? Pourquoi ce choix ?
Matthieu Dussouillez : Face à l’enfermement, nous hésitons souvent entre révolte et résignation : ce mouvement complexe de l’esprit humain est connecté à des passions, à des pulsions qui sont le cœur de l’opéra. Les œuvres à l’affiche de notre nouvelle saison manifestent une grande diversité : elles embrassent tous les siècles, tous les répertoires, tout le spectre des émotions - de la comédie légère à la tragédie la plus noire - elles incluent aussi bien des perles rares que des pièces populaires du répertoire… Mais elles témoignent également des multiples formes d’enfermement que nous observons aujourd’hui dans notre société : physique mais aussi mental, social, économique, géographique…
Comment cette question de l’enfermement se décline-t-elle à travers les opéras à l’affiche ?
Matthieu Dussouillez : Dans Le Palais enchanté, l’emprisonnement se pare des atours de la manipulation puisque le magicien Atlante prétend retenir le chevalier Ruggiero prisonnier pour lui épargner un funeste sort. L’enfermement est philosophique dans La Flûte enchantée, où les héros doivent subir une série d’épreuves initiatiques et déchirer le voile de la nuit pour devenir les auteurs de leur propre histoire. Il est moral dans les communautés étroites qui servent de toiles de fond à Julie et à Fortunio. Quant à Tosca, il ne s’agit pas seulement de la cellule dans laquelle Scarpia fait torturer Cavaradossi : tous les personnages sont enfermés dans leurs passions amoureuses, politiques, religieuses, qui précipitent leur perte. Mais notre but n’est pas de mener une réflexion thématique et partielle sur l’enfermement : cette saison est davantage une épreuve cathartique, une quête pour trouver la sortie de nos propres labyrinthes. Et j’ajouterais que l’opéra doit lui-même prendre garde à ne pas s’enfermer dans ses propres prisons : il doit résister à l’entre-soi et à la tentation de dresser un rempart entre lui et le monde. L’opéra dont nous rêvons est ouvert à l’avenir, connecté aux questions sociales et sociétales.
L’une des figures centrales de la saison est assurément Barbe-Bleue, qui apparaît dans l’opéra de Dukas : l’homme qui enferme les femmes au fond de son château et parvient à les persuader que leur prison vaut mieux que la liberté. En 1971, le philosophe George Steiner signait un essai passionnant et visionnaire sur le sujet. Il voyait dans le château de Barbe-Bleue une métaphore de l’Histoire contemporaine : nous ouvrons tour à tour les portes qui donnent chacune sur une nouvelle catastrophe, jusqu’à nous retrouver face à la dernière porte qui donne peut-être sur la nuit. Cette analyse tragique de l’Histoire, Steiner la faisait à l’aune du 20e siècle. Mais cette succession de chutes, d’espoirs et de rechutes nous rappelle aussi le rythme auquel nous vivons ces derniers temps… Sommes-nous à l’intérieur du château de Barbe-Bleue ?
Matthieu Dussouillez : L’essai de Steiner relève en effet d’une redéfinition tragique de la culture, mais ce qui est fascinant dans l’opéra de Dukas, c’est que le compositeur et le poète Maeterlinck mélangent deux mythes : certes, Barbe-Bleue, mais aussi Ariane, tout droit issue de la légende de Thésée qu’elle aida à sortir du labyrinthe et à vaincre le Minotaure. J’ai envie de voir dans le fil d’or qu’elle utilise pour trouver la sortie et dans la torche qu’elle brandit à travers l’obscurité autant de symboles de notre saison : peut-être que ces liens que nous essayons de tisser entre les œuvres, les artistes, les équipes, le public, la ville et le territoire constituent une réponse possible à la situation que nous vivons.
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION D’ARTISTES
À propos de ces liens que vous vous attachez à tisser, on découvre à la lecture de cette programmation des artistes dont les noms sont déjà connus du public... Est-il important pour vous de former, saison après saison, une famille artistique ?
Matthieu Dussouillez : Nous voulons faire émerger et accompagner une nouvelle génération d’artistes internationaux : des artistes à même de penser l’opéra de demain. À l’Opéra national de Lorraine, nous croyons aux histoires que l’on écrit sur le long terme, à une communauté qui rassemble artistes, artisans du spectacle et spectateurs, que nous construisons patiemment. Ces artistes sont de nationalités différentes. Ils sont français, italiens, allemands, belges, autrichiens... Ils représentent chacun.e un visage de l’Europe. Depuis ses origines, l’opéra est un art qui dépasse les frontières et nous invite à découvrir d’autres cultures. Il est important qu’au 21e siècle, une programmation porte cet idéal européen parfois attaqué et dévoyé.
La nomination de Marta Gardolińska au poste de directrice musicale s’inscrit-elle dans ce désir de renouveau ? Pouvez-vous nous parler de cette cheffe d’orchestre polonaise, qui participe désormais à l’élaboration des saisons symphoniques ?
Matthieu Dussouillez : Marta Gardolińska, qui entame sa première saison en tant que directrice musicale, fait partie de cette nouvelle génération appelée à reprendre le flambeau et à porter la musique dans un monde en profonde mutation. Outre Fortunio, elle dirige cette saison une série de concerts symphoniques. Avec elle, nous avons à cœur de vous proposer un voyage à travers des pays, des époques, des courants artistiques qui ont contribué à forger l’identité artistique de notre ville et de notre Maison : voyage dans l’Europe des années 1900-1920, voyage à travers l’Art Nouveau, voyage entre Paris et Vienne, voyage en Pologne qui nous livre quelques-unes de ses splendeurs secrètes. Dans cette saison de concerts, vous pourrez également découvrir des formes originales : concert des jeunes gens, concert dessiné, concert hanté à l’occasion d’Halloween... Je suis convaincu qu’à côté de la forme traditionnelle ouverture-concerto-symphonie héritée du 19e siècle, il existe un espace de liberté dans lequel nous pouvons inventer d’autres manières de vivre le concert.
L'OPÉRA CITOYEN
Vous avez également mis en place des actions rassemblées sous le titre d’Opéra citoyen. Pouvez-vous nous parler de ce volet de votre programmation ?
Matthieu Dussouillez : L’opéra, ce n’est pas que des spectacles. Notre Maison est ancrée dans la cité et dans son territoire. Artisans, équipes permanentes et intermittentes, publics y cohabitent pour vivre et penser le spectacle vivant. Sous le titre d’Opéra Citoyen, nous poursuivons cette saison un programme ambitieux d’éducation artistique et culturelle tourné vers tous les publics. Pour que notre institution soit celle de tou.te.s les citoyen.ne.s, nous y avons ajouté de nouveaux rendez-vous : opéra des jeunes années, formules du dimanche après-midi adaptées aux jeunes parents, concerts lunchs, concerts festifs et autres grands rendez-vous populaires, édition exceptionnelle de Tous à l’opéra ! pendant laquelle vous pourrez diriger l’Orchestre, chanter avec le Chœur, participer à des ateliers costumes et maquillage, à une boum des enfants, à un karaoké... Un programme sur mesure pour permettre au plus grand nombre d’accéder à notre héritage culturel.
RETROUVER LE GOÛT DE LA CRÉATION
Dans une interview que vous avez donnée récemment, vous avez dit que vous aimeriez que le public retrouve aujourd’hui le goût de la création...
Matthieu Dussouillez : Lorsque j’ai pensé mon projet artistique pour l’Opéra national de Lorraine, je me suis intéressé à l’Art Nouveau, ce courant artistique européen qui, au début du 20e siècle, a imprimé sa marque à l’architecture de Nancy. Quand on se promène dans les rues de la ville et que l’on contemple ces façades centenaires, nous apparaît l’idéal philosophique que poursuivaient à l’époque artistes, intellectuels, marchands, collectionneurs... : faire entrer l’art chez les gens, au cœur de leur vie quotidienne. C’est ce lien indéfectible entre l’art et nos vies que je rêve de raviver. Il me semble que la création représente l’expérience humaine la plus inouïe que l’on puisse faire. Notre répertoire lyrique est riche de quatre siècles d’Histoire que nous avons à cœur de transmettre. Pour autant, l’opéra ne saurait se limiter à un art patrimonial ou muséal. À l’époque de Mozart, on se pressait pour écouter Mozart, non la musique du passé. Les contemporain.e.s de Puccini se battaient pour assister aux répétitions du dernier opéra, guettant le moindre aria qui fuiterait hors de la salle. Cette excitation qu’éprouvent encore aujourd’hui les amateurs.trices de littérature, de cinéma ou de série, pourquoi ne la retrouverions-nous pas lorsqu’il s’agit de création lyrique ? L’opéra est un art vivant, une forme d’expression qui continue sans cesse d’évoluer, de se réinventer et dont le pouvoir de transcender nos passions demeure intact.
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